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© Virginie Meigné

L'Age du faire

Et voilà que l’humanité a repris sa course effrénée, speed, sans horizon. La plus terrible époque de sa déchéance nous saisit à présent. Comme si l’eau saumâtre reprenait son cours habituel, comme si tout reprenait sans vraiment exister, en toute apparence, la grande illusion. Amours déçues, si seulement cette pause dans l’hybris incontrôlable avait pu faire de nous autres des êtres plus éveillés, joyeux et sages. Tant pis !

Durant ces mois passés en dureté et en emprisonnement, nous, oeuvrières et oeuvriers de BazZarville, avons vécu notre âge d’or. Paradoxe ! Que ces heures sombres pour tant de personnes se fussent changées ici, en art de vivre et de s’entendre. À l’abri de l’infâme propagation du monde moche, nous avons pu créer ensemble sans avoir l’impression de résister. Nous avons bâti notre ville rêvée sans souffrir, simplement, dans un grand éclat de rire.
Las ! Cet âge brillant a vécu. Nombre de ces beaux oiseaux qui égayèrent de leur ramage et de leur plumage les rues de BazZarville s’en sont allés rejoindre leurs continents éloignés. Des fois, nous en voyons passer dans le ciel éloigné, majestueux, planant au-dessus de la cité. D’autres fois, il en est des spécimens aimant à venir se poser sur une fleur du jardin ou picorer des miettes au rebord d’une fenêtre de la grande rue. Heureux qu’il est de les revoir ces charmants oiseaux rares. Tandis qu’ils grignotent et se désaltèrent, se remettant un peu de leurs délicats périples, nous leur demandons des nouvelles du monde en déconfiture.

« Tout va pour le moins bien dans le pire des mondes » nous dit l’un d’eux. Le balbuzard pêcheur nous parle de l’océan égocentrique comme le triste théâtre de tous les engloutissements : « J’y ai vu les plus fins esquifs, de grandes frégates taillées pour la course, des gaillards d’avant s’abîmer dans ses flots sombres. Pas un navire, qu’il soit cargo ou galère ne résiste aux assauts de ses tempêtes. » L’alouette Lulu qui avait fait des milliers de kilomètres, nous parla de ces interminables files d’âmes en peine, errantes sur les routes, qui piétinaient leur ennui. « Je les ai vu poussant des chariots vides, ânonnant des cantiques, se méfiant les uns des unes et des autres, les adultes volant les enfants, les plus jeunes s’entre-tuant. »
Le bruant fou, l’ortolan, la caille des blés, le chevalier gambette, le choucas, vautour, rossignol, pouillot, pigeon, aigle, coucou ou pinson, aussi diverses que soient les espèces des voyageurs qui nous visitent, leurs chants, leurs cris n’en finissent pas de nous avertir de tous les dangers imminents. Corbeaux et corneilles à l’unisson croassent courroucées : « N’en finiront donc jamais les femmes, les hommes de ce dévorant âge de fer ? Rien de mieux à vivre qu’à se laisser commander, que devenir obsolescent ? 
À notre tour, oeuvrières, oeuvriers du B3 sommes quelque peu abasourdis par tant de tristes récits. Ainsi, nous pourrions voir fondre sur BazZarville le magma inextinguible, des torrents de boue, des pluies de pierres brûlantes, être secoués de tous les séismes, perdus sous les eaux grises. Devrions-nous pour autant ne porter que des manteaux de colère ou s’enfuir en hurlant ? Devrions-nous perdre notre voix à la déchirer face au contrevent tellement nous voudrions lui gueuler que c’est
« MAINTENANT » ?

Restez encore un peu chers oiseaux, vous n’aurez qu’à vivre là autant qu’il vous plaira. Nous gardons pour vous de l’eau, nous cultivons bien des fruits, nous connaissons les graines que vous aimez et vous aménagerons avec art des branches pour votre repos. Avant que nous ne repartions à notre ouvrage, en sifflotant, une grive musicienne nous lance comme un défi : « Croire ou 
savoir ? L’âge d’or est parti, l’âge du faire est arrivé. »

B. Valter

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